Vers l'Avenir (fr)

Deux heures de bonheur total

En moins d'un an, le petit village de Bertrée vient d'accueillir des musiciens de la trempe de Steve Houben, Jacques Stotzem et vendredi dernier, Phil Abraham. Ce privilège, les habitants l'apprécient à sa juste valeur puisqu'ils remplissent à chaque fois la petite salle du village.
Phil Abraham fait partie depuis pas mal d'années de la crème du jazz belge : considéré chez nous et en France comme l'un des meilleurs trombonistes européens, il a eu le privilège d'être un des premiers non-Français à jouer dans l'Orchestre National de Jazz de France et, fait rare, d'y voir son contrat renouvelé. Il accompagnera aussi le piansite Michel Petrucciani, la chanteuse Dee Dee Bridgewater et enregistrera avec Charles Aznavour, quelques faits d'arme relevés. Le guitariste Fred Favarel, que Phil Abraham a rencontré à l'ONJ, fait partie des meilleurs spécialistes français de l'instrument; et Samuel Gerstmans, qu'on aurait tort de confiner au rôle de "régional de l'étape" - il habite à Abolens - représente la jeune génération montante du jazz belge : déjà plusieurs fois partenaire du tromboniste, il s'est aussi fait remarquer dans la nouvelle formation de Steve Houben et Jacques Pirotton. Le contrebassiste ne mettra d'ailleurs pas longtemps pour se mettre en évidence, une défaillance des raccords électriques le propulsant dans un long solo débridé pendant que le guitariste s'affairait à retrouver un son. C'est "In Your Own Sweet Way", en douceur donc, que Phil Abraham appréhende les standards et donc la célèbre composition de Dave Brubeck en ouverture du concert : sonorité pure, sans effet gratuit, et souplesse du phrasé caractérisent le tromboniste pour qui la mélodie revêt une importance singulière. Que ce soit dans les standards ou dans ses compositions personnelles, Phil Abraham met en évidence des mélodies d'apparence simples - "Les Gens Simples" -, mais aux arrangements riches et originaux : le travail réalisé sur "Tutu" de la période Miles Davis électrique en est un exemple étonnant. Le plaisir du jazzman et de l'auditeur réside aussi dans le fait de retrouver dans la trame de l'improvisation, le thème d'un standard de derrière les fagots : à la recherche d'une phrase, d'une citation, le public soupire d'aise quand "Tea for Two" transparaît enfin après trois improvisations au swing ravageur. Entre tempos enlevés et tendres ballades, entre générosité et retenue, Fred Favarel se révèle aussi excellent compostieur pour une "Chanson" qui se glisse à merveille dans le répertoire du trio. Après plus de deux heures de concert, le bonheur est total dans le petite salle hesbignonne.

Jean-Pierre Goffin